L’interview de Jane Campion

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Brigitte Bardot, #metoo, Weinstein, l’anthropologie et son prochain projet, Jane Campion se dévoile dans Cine-Woman. Rencontre au 20e Festival des Antipodes de Saint Tropez qui lui rendait hommage.

« Après #metoo, il ne sera plus possible d’ignorer les femmes »

Rencontrer Jane Campion est évidemment une chance et une expérience. Elle est timide, parle d’une voix douce en étouffant ses fins de phrases… Mais avoir son avis sur l’après #metoo ou sur la sexualité de Brigitte Bardot vaut bien une écoute attentive. Surtout quand elle finit par dévoiler son prochain projet. Venez lire, c’est par ici!

L'interview de Jane Campion - Cine-Woman
Jane Campion

Qu’évoque Saint Tropez pour vous ?

Jane Campion : Rien de spécial… Les filles en bikini, Brigitte Bardot qui semble toujours de mauvaise humeur et sa sexualité qui est peu habituelle. En réfléchissant, je ne sais pas si c’est sa manière d’être une femme ou le fantasme masculin qui y est attaché qui me dérange.

Vraiment ? Vous n’aimez pas Brigitte Bardot ?

J.C : Je la trouve magnifique, superbe. Une femme sans contestation possible avec un côté sauvage et rebelle qui s’oppose à son allure de « sexy kitten ». Le contraste est intéressant. J’aime aussi qu’elle ait rompu de manière radicale avec le cinéma en affirmant : « Ca suffit ! Merci et ciao ! Je suis un être humain et je vois bien que ce n’est pas moi qui vous intéresse mais ce que vous projetez de moi. J’en ai assez ! ».

A-t-elle été une icône pour vous ?

J.C : Non. Pour moi, c’est un mystère. Je n’ai pas en moi une once de la confiance en elle qu’elle affiche, dans sa sexualité notamment. Tous les hommes se retournent sur elle. Ce n’est pas mon expérience personnelle. Je viens d’un autre monde.

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Brigitte Bardot à Saint Tropez

Est-elle très connue en Nouvelle-Zélande ?

J.C : Oui, comme dans le monde entier. Elle est comme Jane Fonda, une construction de l’époque et de Roger Vadim. Un sex-symbol tel Marilyn Monroe dont la sexualité est affichée mais dont la part humaine n’apparaît jamais sur la photo. Selon moi, ces baby doll ne sont pas à la place que méritent les femmes.

BB a explosé les clichés, imposé sa liberté…

J.C : J’ai surtout l’impression que c’était une pause. Qu’elle est une poupée comme les autres, en rébellion sans doute, mais qui joue le jeu. Je ne me souviens pas d’un de ses films où elle ait été tellement rebelle…

Invitée d’honneur de la 20e édition du Festival des Antipodes, Jane Campion a reçu le Top of Tasman Award pour l’ensemble de sa carrière et présenté deux de ses premiers films : Peel, Palme d’or du court-métrage en 1986, et Sweetie, son premier long métrage, lui aussi programmé au Festival de Cannes. Jane Campion, connaissiez-vous ce festival de Saint Tropez ?

J.C : Mon film Holy Smoke y avait été présenté en 1999 mais je n’avais pas pu venir. Le voyage depuis la Nouvelle-Zélande est si long que c’est toujours compliqué d’accompagner nos films en Europe.

Lors de la soirée d’ouverture, le lundi 8 octobre 2018, vous avez rendu hommage à Pierre Rissient. Qui est-il pour vous ?

J.C : Mon père de cinéma. Et une fille n’oublie jamais son père même quand il meurt. Je me souviendrai toujours de lui, de sa générosité et de toutes les personnes à qui il m’a présentée. Il a gratté et révélé quelque chose de profond chez moi et dans mon cinéma. C’est lui qui m’a donné ma chance, qui a rendu ma carrière possible. Grâce à lui, le public, français d‘abord, semble avoir compris ce que j’essayais de faire. Son accueil a été remarquable. Je n’en reviens toujours pas.

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Jane Campion recevant son Top of Tasman Award au Festival des Antipodes de Saint Tropez

Vous ne vous y attendiez pas?

J.C : Pas du tout, je ne parle même français ! Quand on fait un film, on le fait selon son propre goût, en espérant faire du bon travail. J’ai d’abord cherché à me plaire. Chaque succès a été une surprise. Depuis, j’ai appris que pour certains cinéastes, la reconnaissance en Europe est capitale. C’est mon cas. Ca tombe bien puisque j’aime bien les européens, les italiens en particulier.

Pourtant, vous ne semblez pas avoir gardé un bon souvenir de votre premier séjour à l’âge de 21 ans…

Jane Campion : J’avais eu du mal avec les anglais surtout. Je me suis sentie très seule à Londres alors que j’ai adoré Pérouse où j’apprenais l’italien. J’étais à peine passée en France à l’époque.

Quel regard portez-vous sur le cinéma français ? Vous a-t-il influencé ?

J.C : J’ai toujours eu des liens étroits avec le cinéma européen, plus encore qu’avec le cinéma américain indépendant. En France, j’aime particulièrement le cinéma de Louis Malle, de Truffaut et Pickpocket ou Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson. Et beaucoup d’autres…

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Pickpocket de Robert Bresson

Quand vous citez des références – Luis Bunuel, David Lynch, Nicholas Ray, Roman Polanski ou les français -, il n’y a jamais aucune femme. Pourquoi ?

J.C : J’admire autant d’artistes des deux sexes, mais je reconnais que les noms féminins me viennent moins spontanément. Comme vous le savez, les femmes sont moins souvent représentées, et cela quel que soit leur talent.

Quelles sont celles que vous admirez ?

JC : Par dessus tout, les réalisatrices italiennes : Lina Wertmüller et son Pasqualino ou Liliana Cavani. J’aime aussi la clarté classique du cinéma de Kathryn Bigelow ou le travail de Sofia Coppola. Et beaucoup de romancières.

Vous êtes la seule réalisatrice à recevoir les plus hautes récompenses (deux Palme d’or, un Oscar, plusieurs prix à Venise) et à être considérée par la critique. Comment le vivez-vous?

J.C : Cela me met mal à l’aise. Dans ce monde, les femmes n’ont pas assez de voix, même si je ne blâme ni les films, les critiques pour ça. C’est un problème qui dépasse le cinéma mais qu’on aimerait ne plus voir dans le cinéma. Quand 93% des films sont réalisés par des hommes et que cette proportion n’augmente pas depuis les débuts du cinéma, on ne peut pas être à l’aise.

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Lina Wertmüller sur le tournage de Pasqualino

Comment modifier la donne ?

J.C : Je pense que les choses vont changer avec #metoo. Vous savez, ce sont les deux premiers mots que j’ai prononcé enfant.  J’avais une grande sœur et je voulais tout ce qu’elle avait. Je réclamais « Me too, me too » ! Plus sérieusement, aux Golden Globes, j’ai entendu des femmes qui réclamaient l’égalité, la parité. Pour la première fois, j’ai eu l’impression que quelque chose se passait. Désormais, il ne sera plus possible d’ignorer les femmes. On veut entendre ce qu’elles veulent et ce qu’elles pensent ! Les femmes sont une richesse du monde. S’y intéresser est déjà la preuve que le patriarcat a perdu. Je ne recherche pas le matriarcat, je veux juste ne plus me sentir oppressée !

Parler suffira-t-il ?

J.C : Nous sommes face à un tournant historique et expliquer que nous ne reviendrons jamais en arrière. Il faut arrêter d’espérer et travailler pour. Tout simplement. Les portes sont ouvertes, il faut s’y engouffrer, continuer d’essayer, utiliser cette énergie pour construire. Just do it ! J’ai déjà remarqué que sur les plateaux, on demande des équipes mixtes.

La ministre de la culture française, Françoise Nyssen, a annoncé des bonus financiers quand les projets mettent des femmes à des postes stratégiques. Qu’en pensez-vous ?

J. C : C’est très utile. De ce que j’ai pu observé, à la TV, ça fonctionne très bien. Le cinéma est un milieu plus conservateur,

La Nouvelle-Zélande est un pays en avance sur la parité. Le premier à avoir ouvert le droit de vote aux femmes en 1893…

J.C : C’est vrai mais nous l’avons obtenu pour de mauvaises raisons. Les religieux voulaient faire passer une loi pour interdire la consommation d’alcool. Pensant que les femmes voteraient pour, ils se sont démenés pour qu’elles obtiennent le droit de vote. Elles l’ont eu mais ont voté contre cette interdiction (rires). Même si nous sommes aujourd’hui dirigés par des femmes, même si notre ambassadrice en France est une femme, la Nouvelle –Zélande reste un pays patriarcal dans lequel l’idéal est féminin est toutefois très éloigné des standards européens. Nous n’avons pas, comme ici, d’injonction à être séduisantes. Nous gardons notre séduction pour la sphère intime.

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Jane Campion et le crétaeur du Festival des Antipodes

Y a-t-il beaucoup de réalisatrices en Nouvelle-Zélande ?

J.C : Sans doute plus qu’ailleurs. En revanche, ce sont les hommes qui gardent le pouvoir financier.

D’avoir toujours revendiqué un point de vue féminin dans votre cinéma, est-ce que cela a compliqué le financement de vos films ?

J.C : Mais, ce n’est pas une revendication ! Je ne le fais pas exprès ! C’est ma sensibilité qui est en jeu avec laquelle j’essaie d’être sincère ! Quant à la production de mes films, j’ai eu de la chance. Mes producteurs aiment mes scripts et ont toujours trouvé l’argent pour. Aurais-je pu avoir des budgets plus conséquents ? Peut-être… Aurais-je pu faire des films plus commerciaux ? Sans doute. Mais j’aurais perdu l’intérêt pour ce je faisais. Personne n’a perdu d’argent, c’est déjà ça !

Hollywood vous a-t-il proposé des ponts d’or ?

J.C : Si j’avais voulu, j’aurais pu y tourner. Mais, ce n’est pas ce que je veux faire. Quant à l’argent, c’est important d’en parler.

De quelle manière? 

J.C : Pour moi, ce sont des raisons financières qui ont précipité Weinstein et les autres dans leur chute. Ils se sont écroulés avant d’être anéantis par les femmes.

Comment ça ?

Jane Campion : Regardez le succès des séries TV telles The Handmaid’s tale, Big little lies ou la mienne, Top of the lake, qui sont portées par des femmes et abordent, toutes, la complexité des rapports entre les deux sexes et la différence du ressenti de la part des femmes. Ces séries ont eu du succès et des prix. Je pense que le public en a marre de voir des œuvres avec des mâles alpha. Ca fait des années que les femmes s’ennuient devant de tels films qui commencent aussi à fatiguer les hommes ! Si les producteurs continuent à ne pas prendre en compte le point de vue féminin, ils vont finir par perdre le public. Or, c’est le nerf de la guerre. C’est donc le bon moment pour que les femmes s’emparent des caméras !

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Paradise, l’antre féministe de Top of the lake

Vous avez étudié l’anthropologie. Est-ce que cette discipline a influencé vos films ?

J.C : Sans doute mais je ne sais pas trop comment. Quand je réfléchis aux histoires que j’ai envie de raconter, je pense toujours à ces récits qui résonnent avec la vie des femmes. A ces trésors enfouis que je ressentais quand j’étais petite. Comme un monde secret et personnel à creuser et à découvrir, peut-être plus de manière archéologique qu’anthropologique. Tourner un film, pour moi, fait appel à une énergie plus profonde que ma pensée. Il sort de mon corps, pas de ma tête. Ce qui pourrait lier mes projets à l’anthropologie structuraliste telle que je l’ai étudiée est mon intérêt pour la différence.

C’est-à-dire ?

J.C : Le structuralisme respecte chaque culture et explique que tout le monde est à égalité dans le sens où chacun est également complexe, également intelligent, culturellement, dans sa réponse au monde… C’est la diversité qui compte, aucun système n’est au dessus d‘un autre. J’ai toujours été intriguée par la différence. Quand j’étais enfant et que j’allais chez des amis, je voulais savoir qui avait décoré, cuisiné, comment était organisé la vie chez eux etc. Aujourd’hui, je suis toujours fascinée par la manière dont les autres font une valise par exemple ! J’aime observer les différences.

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She rocks, Jane Campion!

Pensez-vous que cette observation, cet intérêt pour les autres a influencé la sensibilité féminine de votre cinéma ?

J.C : Etre une femme est très important pour moi. Et je ne veux pas être victime d’intimidation ou maltraitée en raison de mon sexe. Mais,  je m’inquiète naturellement pour tout être humain, que ce soit un homme ou une femme. Surtout pour ceux qui sont mal traités. Or, les femmes sont souvent moins bien traitées. Ce qui me révolte.

Vous dîtes qu’écrire des personnages masculins n’est pas évident pour vous. Est-ce pour cette raison que vous collaborez de temps à autre avec Gerard Lee ?

J.C : C’est mon plus vieil ami, mon ancien amoureux. Nous sommes très proches, nous partageons le même sens de l’humour. Il a le cerveau le plus inattendu qui soit, ce qui me réjouit. Et c’est la personne la moins ambitieuse que je connaisse… Mais, il est beaucoup plus « girly » que moi ! Si je trouve délicat d’écrire des rôles masculins tels qu’ils sont habituellement représentés dans le patriarcat, je me méfie autant des stéréotypes sur les personnages féminins.

Iriez-vous jusqu’à écrire un film avec personnage central masculin ?

J.C : Oui, je le ferai. Et ce sera dans mon prochain film. Maintenant que le mouvement #meetoo a permis aux autres femmes de s’exprimer, je me sens plus libre de mettre un homme au centre de mon prochain film.

Et ce sera pour quand ?

J.C : Nous avons fini la première version du scénario. Dans deux ans, je dirais. Et c’est encore une adaptation.

Propos recueillis par Véronique Le Bris

© Sally Bongers – Sundance Channel Home Entertainment –
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