Les défricheuses

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À l’occasion de la 10e édition du Festival Lumière de Lyon, dédié au cinéma de patrimoine, le CNC a débuté son cycle de tables rondes en organisant une rencontre sur le thème suivant : « Femmes et cinéma : les défricheuses ». 

Ces pionnières du cinéma oubliées

Le Théâtre Comédie Odéon de Lyon a accueilli, le vendredi 19 octobre 2018, la conférence organisée par le CNC sur les pionnières du cinéma en France et en Europe. Animée par Isabelle Motrot, directrice de la rédaction du mensuel Causette, elle s’est penchée sur le parcours et l’héritage insoupçonné de ces réalisatrices, scénaristes et productrices du début du XXe siècle longtemps ignorées par l’histoire du cinéma.

Table-ronde CNC - Les défricheuses du cinéma - Cine-Woman
Danielle Jaeggi, réalisatrice, Hélène Fleckinger, chercheuse à l’Université Paris 8, Béatrice de Pastre, directrice des collections au CNC , Véronique Le Bris (Cine-Woman) et Isabelle Motrot (Causette)

Alice Guy, Musidora ou encore Germaine Dulac… Combien d’entre nous connaissent le rôle majeur que jouèrent ces cinéastes dès l’apparition du cinématographe ? Présentes aux débuts du cinéma, les femmes perdent peu à peu du terrain à la fin de la Grande Guerre. Elles sont ensuite cantonnées à quelques métiers spécifiques (scripte, costumière et bien-sûr actrice). Aujourd’hui, que reste-il de ces défricheuses qui ont innové, bricolé et participé à la création du Septième art ? Quelles traces avons-nous su garder de leurs films, partie intégrante de notre « patrimoine » ?

Béatrice de Pastre, directrice des collections et adjointe du patrimoine cinématographique au CNC reconnaît qu’une immense part des films réalisés et produits par ces défricheuse au début du XXe siècle ont disparu. « Parmi les 1200 films du patrimoine que nous avons récemment numérisés, seuls 78 sont des œuvres de femmes », précise-t-elle. Or la numérisation est aujourd’hui le meilleur remède pour valoriser et rattraper le retard du patrimoine féminin aux yeux du grand public. Pour preuve, découvrir La femme collante (1906) réalisé par Alice Guy et restauré pour l’occasion par le CNC émeut la salle comme à la découverte des premiers films des frères Lumière.

Les défricheuses des années 1900-1910

C’est qu’Alice Guy n’était pas n’importe qui. Comme le rappelle Béatrice de Pastre, la cinéaste est à l’origine sténographe pour le riche industriel Léon Gaumont. En mars 1895, tandis qu’elle assiste à la toute première projection d’Auguste et Louis Lumière, Alice Guy se découvre une véritable passion. Curieuse et dotée de la volonté farouche de faire elle aussi des films, elle s’approprie l’ensemble des techniques nécessaires et se lance au sein du studio Gaumont. « Alice Guy faisait tout : les décors, les costumes… et elle réalisait aussi tous les genres, du documentaire à la grosse production », raconte la conservatrice.

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Alice Guy, la première femme cinéaste a même un prix à son nom

En 1896, seulement quelques mois après avoir découvert le cinématographe, Alice Guy réalise le premier film de fiction de l’histoire : La fée aux choux, s’affranchissant du réalisme documentaire des films des Frères Lumière. Le succès est au rendez-vous et Alice Guy règne sur la production des studios Gaumont jusqu’en 1907. Elle poursuit sa carrière aux Etats-Unis où elle fonde sa propre société de production La Solax Company. Elle réalise jusqu’en 1920 plus d’un millier de films, en produit d’autres et domine ainsi le cinéma mondial.

Celle qui avait pour habitude d’écrire « be natural » sur les murs de ses studios en guise de mantra pour les acteurs, termine sa carrière en 1920 ruinée et dépassée par la concurrence d’Hollywood. De retour en France, le cinéma s’est déjà passé d’elle et Alice Guy termine sa vie exclue d’un monde qu’elle avait pourtant contribué à créer.

Après Alice Guy

« Le recul de postes accordés aux femmes au cinéma n’est pas sans lien avec la fin de la guerre de 14, intervient Véronique Le Bris, journaliste et fondatrice de Cine-Woman. Les hommes de retour du front ont repris peu à peu possession des lieux ». Un retour de bâton qui vaudra la chute de brillantes carrières de défricheuses, comme celle de Musidora, ancienne vedette des folies bergères devenue actrice, réalisatrice et qui a notamment adapté à l’écran deux romans de son amie Colette en 1916 et 1917.

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Princesse Mandane de Germaine Dulac

De la même manière, la cinéaste Germaine Dulac fût une figure majeure de la première avant-garde du cinéma français, avant de tomber dans l’oubli. Dès 1915, elle travaille l’ensemble des techniques de montage, de prises de vues et de sonorisation en vue d’explorer les limites de ce nouvel art. Germaine Dulac cherche à innover en termes d’impression esthétique tout en construisant des récits à la teneur politique et sociale.

Dans un extrait de son film de 1928 Princesse Mandane, diffusé puis commenté à la table-ronde , on découvre le talent de la cinéaste pour inscrire, en une poignée de plans, un message à forte portée féministe dans la présentation de ses deux personnages. Elle, obnubilée par le bien-être de son fiancé, lui, rêvant sans cesse de sa future gloire.

Les années militantes : 1960-1970

Quand les femmes prennent la caméra, c’est aussi dans une démarche militante. En 1906 avec son film Résultats du féminisme, Alice Guy s’approprie déjà le sujet en réalisant une comédie où les femmes et les hommes occupent des positions inversées. Pour ces défricheuses, le cinéma est un moyen d’expression incontournable au service du féminisme. À la faveur de la démocratisation des moyens techniques, les femmes se réapproprient d’ailleurs l’outil au cours de la décennie 1970 quand le militantisme ressurgit.

Tandis que le mouvement de libération féminine émerge sur la scène publique, « les films gagnent le circuit alternatif », explique Hélène Fleckinger, maîtresse de conférences en cinéma à l’Université Paris 8 et spécialiste du cinéma féministe des années 1970. « Avec l’apparition de la vidéo « légère » (les magnétoscopes reliés à la caméra pesaient tout de même vingt-cinq kg), les militantes féministes filment tout ce qui est lié au mouvement. La caméra leur permet de se réapproprier l’image de leur corps et surtout de donner longuement la parole aux femmes ».

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Les commentaires acerbes des Insoumuses dans Miso et Maso vont en bateau de Carole Roussopoulos

Carole Roussopoulos, l’une des figures de ces nouvelles défricheuses, participe notamment avec le collectif des Insoumuses en 1976 à la réalisation de la vidéo parodique féministe Maso et miso vont en bateau. Le 30 décembre 1975, l’animateur Bernard Pivot intitule son émission « L’année de la femme, ouf ! c’est fini ». Il reçoit à cette occasion Françoise Giroud, Secrétaire d’Etat à la condition féminine (1974-1976) et l’invite à répondre aux détracteurs de la cause féminine. Incrédules face aux propos misogynes tenus lors de l’émission, Les Insoumuses en font une parodie. Elles enregistrent avec les moyens du bord une capture fugace de l’ambiance militante de l’époque.

Rien ne leur échappe

« Les cinéastes féministes exercent un cinéma entièrement alternatif, sans hiérarchie entre le travail intellectuel de réalisation-conception et le travail manuel du montage et de la préparation plateau, souligne Hélène Fleckinger. Elles font tout, elles réalisent et diffusent elles-mêmes leurs films, des petites fictions mais surtout des documentaires ».

Dans une récente interview enregistrée par le CNC la cinéaste Agnès Varda, lauréate de la Palme d’honneur du Festival de Cannes 2015 se remémore ces années de débrouille et déplore l’absence toujours criante des femmes parmi les métiers techniques du cinéma et les plus grandes récompenses. Jane Campion est par exemple la seule femme ayant obtenu la Palme d’Or (1993) en plus de soixante ans d’existence du Festival de Cannes.

Et aujourd’hui ?

Dans les écoles, même si la parité est respectée, il reste des inégalités. La réalisatrice Danielle Jaeggi se remémore ses années passées à l’IDHEC (qui a fusionné avec la Fémis en 1988) où les rares étudiantes restaient cantonnées aux sections script et montage. « Aujourd’hui, les hommes demeurent majoritaires dans la section réalisation et quand les femmes y parviennent, c’est en passant par la section scénario », constate-t-elle.

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Sorcières camarades de Danielle Jaeggi

Un spectateur intervient pour signaler que la CinéFabrique, école de cinéma et du multimédia de Lyon , recrute à parité. Ce nouvel effort de la part des écoles peut-il suffire à réintégrer les femmes au coeur du secteur ? Pragmatique, Béatrice de Pastre conclut, «il faut toujours passer par être productrice pour pouvoir faire des films quand on est une femme ».

Marianne Deygout

Diplômée en Journalisme et en Philosophie de l’Université de Lyon, Marianne Deygout est spécialisée dans l’histoire des idées de l’égalité des genres. Passionnée de cinéma et de littérature, elle collabore à Radio France, RFI et l’AFP.

© Institut Lumière / Bastien Sunguauer / Film Society of Lincoln Center

 

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