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L’interview de Caiti Lord et de Justine Harbonnier

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« Je voulais traiter du spleen des trentenaires une fois que Trump a été élu » raconte la réalisatrice Justine Harbonnier. Ainsi nait Caiti blues, sélectionné à l’Acid 2023. Rencontre avec la cinéaste et sa protagoniste, Caiti Lord,  au Festival de Cannes.

« Ce n’était pas facile d’être une femme aux Etats-Unis avant Trump, mais c’est pire depuis »

Elles se sont rencontrées dans une ferme et sur un autre projet. Depuis Caiti Lord et Justine Harbonnier ne se quittent plus jusqu’à faire le trajet de Madrid, au Nouveau Mexique, à Cannes pour le festival où leur film commun, Caiti blues, a été révélé à l’ACID. Rencontre avec la réalisatrice et sa protagoniste, au café des cinéastes à deux pas de la Croisette.

Comment vous êtes-vous rencontrées ?

Caiti : Dans une ferme en Floride où je faisais du woofing.
Justine : J’y étais venue pour suivre et filmer une autre femme, Angèle, une Française, qui est le personnage de mon premier film. La première fois que j’ai découvert Caiti, elle chantait au karaoké et j’ai été immédiatement impressionnée et touchée par sa voix, sa manière de bouger. Elle apparait déjà dans ce film d’ailleurs.

Caiti Lord dans son show de Madrid

Caiti, comment aviez-vous atterri dans cette ferme ?

Caiti : En 2012, quand j’ai été diplômée de l’Université des arts de Philadelphie, je suis ensuite rentrée chez moi à New York pour travailler mais le marché de l’emploi était très difficile à l’époque. J’ai fini par devenir trouver un job d’assistante de photographe dans une école dans le New Jersey. Mais elle a été détruite par l’ouragan Sandy. J’ai perdu mon job ce qui m’a dévastée et frustrée. J’ai finalement trouvé cette opportunité d’aller travailler dans cette ferme bio. En chemin, ma voiture est tombée en panne. Ce qui fait que j’y suis restée trois mois au lieu d’un.

Dans quel domaine recherchiez-vous du travail ?

Caiti : Dans la photographie. J’avais abandonné la musique et la performance scénique, désenchantée par la compétition qui régnait dans ce milieu du musical à New York. Finalement, la meilleure chose qui me soit arrivée c’est justement d’avoir réussi à dominer cette passion pour la comédie musicale. Je ne chantais plus que dans les karaokés. En revanche, je continuais à faire de la photo.

Finalement, comment reprenez-vous contact ?

Justine : Je vis à Montréal et quand Trump a été élu, ca a été un choc pour ma génération. J’ai pensé à Caiti et l’ai recherchée pour savoir ce qu’elle était devenue, quelles conséquences cette élection avait eu sur elle. Elle avait déménagé dans une ville du Nouveau Mexique, à Madrid. J’ai eu l’intuition que la filmer là-bas collerait bien au sujet que je voulais traiter à savoir le spleen, le blues d’une génération. Je n’avais aucune certitude à part l’envie de la revoir. Je suis partie à Madrid et là, je suis tombée à un moment difficile pour Caiti. Elle n’avait plus confiance en elle, était triste et ne trouvait pas de travail. Or, elle avait de l’expérience. Finalement, elle représentait bien ce que je voyais autour de moi, cette génération des jeunes trentenaires qui peinait à trouver leur place dans la société, et encore plus avec Trump arrivant aux affaires.

Justine Harbonnier

Caiti, pourquoi vous étiez-vous installée à Madrid ?

Caiti : Madrid est sur le chemin de la Californie. Je quittais la côte Est pour une sorte d’American Dream. Mais, quand j’ai vu le film Angèle, où j’apparais dans quelques scènes, j’ai pris conscience que j’étais en train de m’ensabler alors que je prétendais vouloir être libre. J’étais perdue, perdue dans l’immensité de New York et des Etats-Unis. Madrid a été une sorte de révélation. Je ne savais pas que des endroits comme cela existait. Au début je me suis dit que j’allais m’ennuyer au bout de deux mois, mais j’ai trouvé un job, un toit, puis la radio, le théâtre… et surtout un accueil tellement chaleureux. Je me sens tellement bien au sein de cette communauté !

Avez-vous trouvé un job de photographe ?

Caiti : Non, mais j’ai un projet en cours pour la radio de Madrid où je prends en photo les DJ chaque mois.
Justine : A l’époque où j’ai filmé Caiti, elle ne prenait plus de photo, donc je n’en parle pas dans le film. Pour moi, son plus grand talent reste sa voix, c’est pour cela que je me suis focalisée sur sa musique dans le film.

Dans ce projet de faire un film sur le blues des trentenaires après l’élection de Trump, cela avait-il plus de sens, à vos yeux, de filmer le spleen d’une femme ?

Justine : Caiti m’intéressait parce que c’était une femme et parce que c’était elle. Elle avait voulu rentrer dans l’industrie si particulière du spectacle et de la musique. Mais, elle ne répondait pas aux standards physiques imposés alors qu’elle est extrêmement charismatique, puissante, belle. Je ne voulais surtout pas réaliser un film sur son physique même si la production a tenté de m’y ramener. Moi, ce qui m’intéressait c’est qui elle était, ce qu’elle dégageait, ses talents. Je tiens aussi à montrer dans mon cinéma des femmes aux physiques différents.
Caiti : J’ai beaucoup apprécié la manière dont Justine a abordé le sujet. Dans les films en général, le corps des personnages qui ont mon physique fait toujours partie du sujet. Là, non. Elle montre une personne, pas une minorité. Ce n’était pas facile d’être une femme aux Etats-Unis avant Trump, mais c’est pire depuis.  Il a réveillé les mauvais travers, la parole de ceux qui s’y opposent. On fait marche arrière pour tout ce qui concerne les droits des femmes et de toutes les minorités à cause du pouvoir qu’ont pris les conservateurs extrémistes.

Avez-vous l’impression d’avoir réalisé un film qui va à l’encontre de l’American Dream ?

Justine : Je voulais montrer des rêves différents, des histoires avec d’autres enjeux, essayer de trouver un autre moyen d’exister dans la vie, en tant que femme, et dans la société.
Caiti : Pour moi, ce n’est pas un film anti American dream, mais plutôt un film sur la manière dont on survit à la réalité. Comment on continue malgré tout à avancer à garder espoir pour traverser ces périodes sombres.

Que s’est-il passé depuis le tournage ?

Caiti : Je vis toujours à Madrid, je fais toujours de la musique et du théâtre dans la communauté et j’ai arrêté de boire. Je me suis enfin reconnectée à moi-même. J’ai trouvé un job de prof de musique dans une ville voisine. Je travaille avec des enfants de 5 à 15 ans. Je partage avec eux ma passion et j’adore ça. Je continue à composer, donner des concerts. J’ai même repris la photo.

Et qu’avez-vous tiré de l’expérience du film ?

Caiti : Qu’être révélée par cette ville puis par ce film pose une question majeure : en tant qu’artiste, est-ce que la valeur de notre travail ne compte que si Broadway la valide ? Faire partie de cette communauté, être capable de me produire chaque année est bien plus que ça à mes yeux. Et avoir un film qui traite de cela sélectionné au Festival de Cannes, c’est plus qu’un rêve. Je me sens si chanceuse… Ce parcours est incroyable et d’une générosité totale pour moi, pour ceux qui m’ont entourée et m’entourent toujours. Mais, en regardant le film et bien que ma mère ait toujours été très encourageante, je trouve triste de revoir cette enfant si enthousiaste, si talentueuse en sachant le chemin à travers lequel elle va devoir passer.

Propos recueillis par Véronique Le Bris

Caiti blues de Justine Harbonnier a été présenté à l’ACID 2023. Il sortira en salle le 19 juillet 2023.

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