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La zone d’intérêt

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Comment filmer le mal absolu en le laissant hors champs ? En racontant le quotidien de ceux qui l’organisent, Jonathan Glazer signe avec La zone d’intérêt un film essentiel d’une puissance inouïe.

La banalité du mal

Il y a Auschwitz et son envers. Et si celui-ci semble paradisiaque, celui-là, par contraste ou effet-miroir, n’en est que plus terrible. 

Le camp d’extermination d’Auschwitz a élevé au sommet l’industrialisation de l’horreur grâce/à cause du redoutable zèle de Rudolf Höss, son commandant de 1940 à 1943, puis à nouveau de mai à septembre 1944. Le nazi y est mort lui aussi, en 1947, condamné à la pendaison par le Tribunal Suprême de Pologne, après avoir témoigné au procès de Nuremberg. Et d’une certaine façon, il y a vécu. Sa vaste maison était adjacente aux murs d’enceinte du camp, et l’on percevait très bien de chez lui les baraquements, les cheminées des fours et leurs bruits sourds, répétitifs, des cris, des aboiements, des tirs….

Hedwig Höss (l’impeccable Sandra Hüller) et son dernier enfant dans leur jardin mitoyen du camp d’Auschwitz

Ça n’avait pas l’air de le déranger ni lui, ni sa femme. Elle, au contraire, semblait arrivée à l’apothéose de sa vie. Elle avait donné 5 enfants au Reich qu’elle élèvait avec méthode. Elle était satisfaite de pouvoir les loger dans une belle maison, qu’elle faisait visiter comme un appartement témoin. Et que dire du riant jardin qu’elle avait elle-même cultivé, de sa serre et même de la  piscine qui permettait de supporter les étés étouffants de la région. Qu’importe le voisinage  puisqu’elle avait atteint son objectif ambitieux : diriger d’une main de maître son repaire, afficher sa réussite auprès de ses amies ou de sa mère, bref, prendre sans vergogne sa revanche sur ses origines plutôt modestes. Elle était fière d’être arrivée là où elle était. Elle l’assumait sans problème ni cas de conscience. Elle aurait même été prête à en vouloir au Führer si sa famille avait dû se résoudre à quitter les lieux.

Une famille parfaite

Sans être en âge ni de revendiquer, ni de se rendre compte de la bizarrerie malsaine  de leur existence, eux qui étaient si bien mis et de parfaits petits aryens en chaussettes blanches, les enfants n’étaient pas aussi sereins. L’une était somnambule, l’autre inquiet, le plus grand déjà enrôlé devenait déjà sadique. 

Un déporté sert de domestique à la famille Höss, du « bon » côté du mur

Dans la zone d’intérêt – c’est-à-dire dans le périmètre de 40 km autour du camp- la vie s’écoulait tranquillement : on se baignait, on profitait de la campagne à la ronde, on pêchait… avec parfois quelques déconvenues. On vivait, et bien ! En profitant aussi de ce que le voisinage fournissait : du personnel gratuit et obéissant, des vêtements en soie ou en vison, de l’or…. 

La zone d’intérêt ou l’envers du décor

En prenant le parti pris de ne montrer que la vie quotidienne de la famille Höss, du peu de cas (et c’est un euphémisme) qu’elle faisait du contexte dans lequel elle était parvenue à ce confort, Jonathan Glazer filme une oeuvre des plus glaçantes sur la Shoah et l’extermination massive des juifs à Auschwitz. Il le fait d’une manière clinique qui donne encore plus de puissance à son point de vue. Tout est policé, aucune image ne trahit ni la mort, ni les infâmes traitements infligés aux déportés. Par un procédé d’allusions ou de scènes de vie subtilement signifiantes, tout est pourtant dit : un enfant Höss joue avec des dents en or, sa mère essaie un manteau de vison dont la doublure est décousue, un domestique nettoie les bottes d’un nazi etc. Mais ce décalage n’en est que plus monstrueux. 

Les domestiques de la maison Höss sommées de choisir un sous-vêtement en soie, un seul

Et puis, il y a la bande son, celle que le réalisateur nous incite à bien écouter dès la première séquence puisqu’il n’y a aucune image à l’écran. A elle seule, elle dit l’horreur, toute l’horreur celle que la famille Höss ignore dans un déni collectif. La bande son qui a été conçue à part est un film, est un film qui se superpose avec une synchronie parfaite au monde idyllique et factice que cette famille s’est construite et dans lequel elle s’ébat avec une insupportable inconscience. 

C’est d’autant plus cruel que nous connaissons tous la suite, que la parenthèse de ce bonheur affiché ne durera qu’un temps et qu’il  s’est construit sur la mort de millions de gens. Bientôt, leur mémoire prendra sa revanche sur l’idéologie et l’obéissance sans questionnement d’un nazi et de sa famille, d’un nazi qui murmurait à l’oreille de son cheval qu’il a toujours mieux traité que les millions d’humains innocents qu’il a emmené vers la mort.

Que peut se dire un nazi quand il regarde une foule à l’opéra? Rudolph Höss (Christian Friedel) le révèle dans le film

Enfin, il y a les deux interprètes principaux, le taiseux Christian Friedel qui incarne avec conviction un nazi de la première heure  qui ne doute jamais ni de l’énergie, ni de la méthode et encore moins du zèle qu’il met dans son travail. A côté de lui, Sandra Hüller campe, à la perfection,  une Hedwig Höss inconséquente mais déterminée à poursuivre son rêve – avoir une famille et une maison parfaites – sans montrer aucune compassion pour quiconque se mettrait en travers de son légitime ambition. Elle est d’autant plus troublante qu’elle vient de camper avec le même talent persuasif, l’épouse soupçonnée du meurtre de son mari dans Anatomie d’une chute de Justine Triet. Quelle actrice ! Elle méritait haut la main un prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes 2023 qu’elle n’aura pas puisqu’elle a joué dans les deux films recevant les distinctions les plus élevées : la Palme d’or et le Grand Prix.

D’un côté du mur et de l’autre… la piscine de la famille Höss à Auschwitz

Avec La Zone d’intérêt, Jonathan Galzer signe aussi un message subtil, celui de nous inciter le plus possible à nous méfier des images et ds discours parfaits, et surtout de ce qu’ils cachent. Et cette leçon est loin d’être vaine aujourd’hui.

de Jonathan Glazer avec Sandra Hüller, Christian Friedel…
2023 – Grande-Bretagne – 1h45

La zone d’intérêt de Jonathan Glazer a reçu le Grand Prix au Festival de Cannes 2023

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