L’interview d’Eva Husson

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Depuis petite, Eva Husson rêvait d’être en compétition à Cannes. L’accueil des Filles du soleil , sur place, l’a refroidie. Elle peut pourtant se féliciter d’avoir réalisé un film de guerrière, vendu dans le monde entier.

« On victimise énormément les femmes au cinéma et une fois qu’elles sont des victimes, elles le restent »

Premier Festival de Cannes de l’ère post affaire Weinstein et post #meetoo, l’édition 2018 avait annoncé mettre en avant les femmes dans de nombreux évènements, un peu moins dans sa sélection. Les Filles du soleil  d’Eva Husson a justement été le premier d’une réalisatrice de la compétition officielle à être dévoilé. Il a même été largement mis en avant par la montée des marches exceptionnelles de 82 femmes, représentant les 82 réalisatrices (!) retenues dans cette compétition depuis qu’elle existe. Alors que sa projection officielle s’est terminée par une longue standing ovation, le film était assassiné par la critique, française en particulier. Avec une violence rare. Ce qui n’a en rien entravé les ventes à l’international, ni compromis sa sortie en salle le 21 novembre 2018. La cinéaste Eva Husson, qui signe son deuxième long métrage après Bang Gang, revient sur cette expérience traumatisante et sexiste. 

L'interview d'Eva Husson - Cine-Woman
Eva Husson, la réalisatrice Des Filles du soleil

A Cannes, la critique est souvent virulente. En quoi l’a-t-elle été plus sur votre film que sur un autre?

Eva Husson: Je suis évidemment la pire personne pour en parler puisque je suis juge et partie. Mon équipe et moi avons affronté une vague critique d’une violence monstrueuse qui nous a pris par surprise. Je savais que le film pouvait diviser artistiquement. Et je l’assumais complètement. Mais être prise à partie sur des choses qui n’étaient pas du tout le sujet a été très déconcertant.

Lesquelles par exemple?

Le film a été présenté quelques mois après l’Affaire Weinstein et le phénomène #metoo alors qu’en France, on en avait à peine pris conscience. Aujourd’hui, six mois plus tard, je ne pense pas qu’on aurait la même réaction. Certains critiques ont eu la mauvaise fois de prétendre que je surfais sur l’actualité… alors que j’ai commencé à travailler sur le film il y a plus de 3 ans. En plus, c’était la première année où Thierry Frémaux avait décidé de ne plus montrer les films en amont aux critiques.

Et qu’est ce que ça a changé ?

Ca a encore amplifié les réactions. Je savais que si un film n’est pas aimé à Cannes, il est détesté. Il y a un effet loupe lié au fait que 2000 critiques du monde entier s’expriment sur un film en même temps et doivent hurler pour se faire entendre. Enfin, il y a un effet de meute. Si la première critique publiée est assassine, une déferlante suit. Et cela sans parler du sexisme de la critique qui est avérée, factuelle.

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Les Filles du soleil emmenées par Bahar (Golshiteh Farahani)

 

Comment s’est-il exprimé ?

Des critiques, des hommes surtout, m’ont fait la leçon et fait comprendre qu’une femme ne pouvait rien leur apprendre. D’autres m’ont expliqué que le confit en Syrie ne se déroulait pas comme ça. Mais mon film se passe en Irak ! Et je ne parle même des reproches qu’on a fait sur mon lyrisme, mon sentimentalisme. Un homme, lui, aurait été félicité pour sa vulnérabilité. C’en est risible !

Comment l’avez-vous réagi, vous Eva Husson ?

L’accueil a été si violent que l’attachée de presse pensait que je ne me lèverai pas pour répondre aux journalistes. Au contraire, j’ai enchaîné 12 h d’interviews ! C’était là-bas qu’il fallait défendre le film, surtout à l’international. Mais après Cannes, j’ai dû prendre de la distance, me rendre compte qu’on avait pris la curée techniquement, littéralement.

L’accueil de la presse étrangère a –t-il été différent?

Oui, le lendemain du lynchage médiatique français, un article du Guardian, un du Times ont compris mon film ou se sont posés les bonnes questions. Deux jours plus tard, il y a aussi eu une espèce de mea culpa officieuse. Des journalistes sont venus me voir en disant que ce qui était arrivé était « dégueulasse », pas normal, qu’ils étaient désolés. Je ne vous cache pas que ça a été très dur.

Et pourtant, le film est bien accueilli partout !

Une standing ovation à Cannes, au Festival de Toronto , à Taïwan, à Londres, à Montréal…  Le Grand prix à Porto Vecchio d’un jury présidé par Sylvie Pialat et composé de Patrick Poivre d’Arvor, Frédérique Dumas, Michel Field ou encore Franck Louvrier. Et Le Parisien reparle du film de manière positive cette fois.

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Eva Husson, en tournage des Filles du soleil en Géorgie

L’accueil critique a-t-il freiné les ventes à l’international ?

Pas du tout. Mais 80% des ventes avaient été signées après la projection de 7 minutes que nous avions organisée lors de la Berlinale. Tous les autres territoires, exceptés la Turquie et la Russie, ont été conclus à Cannes. Des acheteuses m’ont raconté s’être battues en expliquant à leur patron l’importance de ce film, jusqu’à mettre leur démission dans la balance ! Beaucoup de spectatrices sont touchées, ravies de voir des femmes fortes au cinéma. Souvent, elles m’en remercient. Le film est déjà un succès. C’est une bonne revanche et la meilleure preuve de sa pertinence.

Comment expliquez-vous ce fossé entre l’accueil critique et public?

Eva Husson : Je pense que beaucoup de journalistes voulaient voir un film en particulier, factuel, et je n’ai pas fait ce film-là. Je crois au pouvoir de la fiction et du romanesque et ne voulais pas faire un documentaire sur le conflit kurde. J’ai raconté une histoire de femmes, le chemin émotionnel de femmes qui refusent d’être des victimes et qui reprennent leur destin en main. Or, ce sont des images et des parcours que l’on voit très peu au cinéma. On victimise énormément les femmes au cinéma et une fois qu’elles sont des victimes, elles le restent et ne s’en sortent jamais.

Les Filles du soleil est un vrai film de guerre, un genre peu filmé par les réalisatrices. Comment est né ce projet-là ?

Je suis d’une famille très politisée et d’origine espagnole. Il y a plus de dix ans, j’avais écrit sur la guerre civile et les camps français où des masses de réfugiés espagnols étaient mal accueillis. Mais, personne n’a voulu financer ce projet. Je l’ai donc mis de côté mais il a ressurgi d’une autre façon avec les Filles du soleil.

Avez-vous rencontré ces guerrières dont vous vous êtes inspirez ?

Oui, je suis allée au Kurdistan, au front et dans les camps à la rencontre de ces combattantes, en février 2016 quand le conflit reprenait. Comme une reporter de guerre, avec un fixer et sans être encadrée par une ONG. J’ai pris de vrais risques en allant au front alors que mon fils de deux ans  m’attendait à la maison. Je n’en menais pas large ! A Cannes, j’avais en permanence deux gardes du corps imposés par la DGSI qui estimait que j’étais une cible à cause du sujet du film. Qu’on m’accorde ce crédit-là ! Je ne suis pas allée faire un film sur les micro-brasseries parisiennes !

Et qui avez-vous rencontré là-bas ?

D’anciennes captives et ce qu’elles ont vécu est pour nous indicible. Des jeunes femmes violées des centaines de fois, revendues toutes les deux semaines. Et qui, malgré cela, reprennent le contrôle de leur destin en s’engagent dans ces bataillons. J’ai rencontré des combattantes, les hommes qui ont aidé à les exfiltrer, les sénatrices du parlement irakien… Des femmes extraordinaires, qui parlent pour la plupart cinq langues ! On n’a tellement pas l’habitude d’avoir cette représentation de femmes fortes au cinéma qu’on pense qu’elles sont marginales. Mais ce n’est pas le cas. Une avocate qui parle français comme la Bahar du film, j’en ai rencontré 10 ! Voilà l’histoire des Filles du soleil. Ceux qui ont su regarder ont souvent apprécié le film. J’ai aussi eu des réactions magnifiques, surtout à l’étranger, qui m’ont aidé à panser mes plaies.

Vous ne situez jamais votre film. Ce qui vous a aussi été reproché. Pourquoi ?

Pour une raison toute simple : pour éviter qu’on me reproche de tout mélanger ou qu’on invalide mes héroïnes. Le bataillon baptisé les filles du soleil n’a pas combattu. C’était une arme de propagande auprès de l’armée officielle kurde, pour attirer les médias occidentaux. Mais, j’ai rencontré d’autres femmes engagées dans la guérilla kurde qui, elles, ont participé à la reprise de la ville de Sinjar, en Irak.

Le point de départ, c’est le sort atroce des Yezidies, n’est-ce pas ?

Oui, leur histoire est si importante qu’elle doit être racontée. C’était loin d’être facile mais j’avais la certitude qu’il fallait le faire et rapidement. Et qu’on pourrait le financer et que j’avais la bonne partenaire – la productrice Didar Domehri de Maneki films – pour le faire. En revanche, il fallait transformé le récit pour en faire en film. J’ai choisi, par exemple, de m’affranchir de la temporalité d’un conflit qui s’est déroulé entre le 3 aout 2014 et 13 novembre 2015. Je ne pouvais pas me permettre de traiter une période aussi longue, je l’ai donc réduit à quelques mois. Je me suis inspirée pour le personnage d’Emmanuelle Bercot, de Marie Colvin, une journaliste américaine extraordinaire décédée à Homs, en Syrie, en 2012.

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Emmanuelle Bercot joue Mathilde, une reporter de guerre inspirée de l’américaine Marie Colvin

Votre film n’est pas un document historique mais est-ce un film historiquement juste ?

Tout est vrai dans le film. Toutes les anecdotes, toutes les histoires de vie viennent de témoignages que j’ai entendus ou lus à plusieurs reprises. Je n’ai rien inventé, sinon baisser le niveau d’horreur pour rester crédible. Et j’ai laissé la violence à 90% hors écran. En tant que femme, je ne supporte pas les scènes de viol au cinéma, parce qu’elles sont trop souvent ambigues. Le viol n’est pas du sexe mais une arme de pouvoir, une arme de guerre, destiné non pas à l’individu mais au collectif, à la famille, à la communauté et donc à l’identité d’un peuple. On en parle trop peu car le point de vue sur la guerre est masculin. Or, la guerre, ce n’est pas que le front.

Après une tournée mondiale, Les Filles du soleil va sortir en France le 21 novembre 2018. Dans la même version que celle de Cannes ?

Quasiment ! J’ai surtout fini ce qui ne l’était pas. La France est le premier territoire. Et ce qui est fascinant et dont je me rends compte lors des tournées province, c’est que les spectateurs n’ont rien lu de Cannes !

Avez-vous déjà d’autres projets?

J’ai quasiment fini l’écriture de mon prochain scénario. Comme je crois dur comme fer à l’exemplarité dans les fictions, j’ai choisi d’adapter des mémoires. Il s’agit de l’histoire d’une petite fille de 9 ans qui perd sa maman et se retrouve dans une pension perdue au fond de l’Angleterre. Là, elleelle se lie avec la fille du président du Nigéria. C’était une commande au départ, mais c’est devenu un projet personnel que je devrais idéalement tourner l’an prochain.

Si c’était à refaire, retourneriez-vous à Cannes ?

Jamais! Enfin, pour l’instant. Rien ne justifie de se prendre de tels camions dans la gueule ! Il y a une pression démesurée sur les films à Cannes. Toronto est bien plus bienveillant ! Et puis, le cinéma, ce n’est pas deux jours dans l’ultra-luxe à enchaîner des interviews. Ca peut aussi être 15 jours en Géorgie à dormir sur des matelas pourris… C’est un combat permanent qui ne justifie pas de se faire démonter par des gens qui n’ont aucune conscience de l’impact économique de leurs critiques et l’injustice avec laquelle ils reçoivent les films de femmes.

Propos recueillis par Véronique Le Bris

©Matias-Indjic – Dina Oganova Maneki Films
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